{L} Légitimer

Légitimer les pionniers

Table des matières

La première difficulté que l’on rencontre dans les transitions tient à l’absence de modèle bien identifié sur lequel se projeter. Ainsi en matière écologique, l’inconnu dans lequel nous plonge la remise en cause des modes de consommation, de production, de transport… qui concerne intimement la vie quotidienne des Français, est certainement un des obstacles aux ambitions de planification et d’accélération de la transition. Pour avancer, il faut un cap et c’est bien le rôle du politique et particulièrement de l’État de le déterminer en tant que garant du destin national.

Pour fixer ce cap, la méthode LCA consiste à matérialiser celui-ci au travers de communautés pionnières, dont le comportement, emblématique, dessine un chemin. Plutôt que de fixer une trajectoire éthérée et technocratique, il s’agit de montrer, par l’exemple, l’horizon que l’on se donne. Entendons-nous bien, à travers la notion de communauté pionnière, il ne s’agit pas de permettre à n’importe quel collectif citoyen de s’ériger en phare auto-proclamé de notre avenir : c’est bien à la puissance publique de dire qui sont les pionniers pour tracer à travers leur exemple le chemin du collectif. Il s’agit en effet d’un choix clairement politique : un bord pourra considérer les zadistes comme de bons pionniers, l’autre les premiers acteurs industriels convertis à la 5G. A l’heure où beaucoup de commentateurs regrettent l’absence de récit collectif, la méthode LCA propose de construire une sorte de trame narrative dont les grands protagonistes sont les forces agissantes de la société qui nous disent implicitement « voilà la voie ».

Exemples

Citons quelques exemples de pionniers au travers de différentes politiques publiques :

Dans le domaine des politiques économiques, un exemple de pionniers, bien qu’ils soient devenus désormais mainstream, est celui des créateurs de startups promus par le programme gouvernemental La French Tech (2013). Si la « startup Nation » a pu devenir un mot d’ordre porté par le président de la République lui-même en 2017, c’est qu’elle héritait d’une première mise en mouvement d’un écosystème qui était encore marginal quelques années auparavant. En mettant en visibilité l’élan entrepreneurial français, le programme gouvernemental French Tech a mis l’accent de manière originale sur la création d’entreprise comme facteur d’innovation, en rupture avec la vision française traditionnelle.

La France, qui a conçu ses politiques d’innovation au sortir de la Seconde Guerre mondiale, s’est en effet longtemps inscrite dans une logique de rattrapage. Que ce soit sur le terrain du nucléaire, de l’aéronautique, de la défense ou des télécommunications, les grands programmes des années 1960 et 1970 se situaient sur un terrain relativement connu. Mais ce modèle a vécu avec l’accélération des rythmes d’innovation portée par la révolution numérique. Pour innover dans l’inconnu, on ne peut plus parier sur le fait que toute technologie trouvera forcément son débouché (approche dite techno-push ou syndrome du Concorde). Autre mythe qui tombe : le rêve de consolidation de grands acteurs en place pour constituer d’hypothétiques « Airbus de… ». Dans l’économie numérique, l’échelle s’acquiert par la capacité de la solution à générer ce qu’on appelle des « effets de réseau » en rassemblant des communautés extrêmement étendues d’utilisateurs ou de partenaires (ex. les chauffeurs Uber), et non en agglomérant des parts de marché ou des technologies. Dans le nouveau paradigme, l’entrepreneuriat devient l’élément central et avec lui la question de l’écosystème de financement et de l’attractivité des talents, qui ont été au cœur des politiques publiques de soutien à la French Tech.

Dans le domaine de l’éducation, le plan Marseille en grand ouvre un cadre d’expérimentation pédagogique, dit Ecole du futur (2021) pour faire émerger par les acteurs de terrain des solutions aux problématiques éducatives de l’académie de Marseille. Il s’agit de donner davantage de liberté et d’autonomie aux équipes pédagogiques pour bâtir un système scolaire qui se veut « plus juste et plus inclusif », mais au fond surtout plus efficace en rapprochant la décision du terrain. Adossé à un investissement de 2,5 millions d’euros, cinquante-neuf écoles volontaires ont pu proposer en autonomie un projet éducatif pour leur établissement à faire financer (laboratoire de mathématiques, de français etc.). L’expérimentation doit permettre de dépasser, par l’exemple et les premiers résultats, les objections de principe opposées usuellement à l’autonomie des établissements, et ouvrir la possibilité d’une généralisation au-delà de la cité Phocéenne à moyen terme. 

Dans le domaine de l’alimentation, le commun[1] Open Food Facts est une base de données collaborative qui permet le calcul du Nutriscore, indicateur de qualité nutritionnelle des produits de consommation courante. Open Food Facts est une association à but non lucratif qui, à ses débuts, rassemblait de simples bénévoles recopiant à la main la composition des produits inscrits sur les emballages, puis a développé un lecteur automatique et désormais bénéficie des informations livrées par les fabricants eux-mêmes. Grâce à des applications mobiles comme Yuka, qui offrent une information simple par simple scan du code barre des produits en s’appuyant sur les données Open Food Facts, le Nutriscore a développé un puissant effet prescripteur, conduisant plusieurs marques à modifier la composition de leurs produits. Open Food Facts est un dispositif pionnier en ce qu’il joue par incitation, dans un secteur où le réflexe de la puissance publique est d’agir par réglementation et qu’il s’appuie sur le pouvoir prescriptif des consommateurs.

Dans le domaine de la santé, l’association Equilibres (Hauts-de-France) propose un nouveau modèle pour les infirmiers à domicile (handicap, maladie chronique, fin de vie…), en s’appuyant notamment sur une tarification forfaitaire, au temps réel passé avec chaque patient. Alors que le paiement se fait traditionnellement à l’acte, l’initiative est pionnière en ce que le professionnel est payé pour ce qu’il fait avec le patient et est en capacité de s’adapter aux besoins et au contexte spécifique de celui-ci.

Dans le domaine de l’emploi, les Territoires zéro chômeur de longue durée (TZCLD) choisissent de privilégier le retour à l’activité des personnes les plus éloignées du monde du travail, en finançant des emplois non rentables qui doivent servir de passerelle vers des embauches classiques. Plutôt que de verser des allocations aux chômeurs, il s’agit de subventionner leur emploi sur une période transitoire, dans l’optique de leur « remettre le pied à l’étrier ». Concrètement, des entreprises à but d’emploi, créées localement, embauchent au smic, en CDI et sans sélection, des personnes sans emploi depuis plus d’un an, pour des activités utiles à la société et qui ne doivent pas concurrencer les entreprises locales. En activité, les personnes retrouvent de l’employabilité vis-à-vis des recruteurs classiques. Lancé en 2016 à l’initiative d’ATD Quart Monde, le programme, expérimental à ce stade sur soixante territoires, a permis le retour à l’emploi de plusieurs milliers de personnes.

Les TZCLD sont pionniers au sens où ils s’extraient de la vision froide et redistributive de l’Etat providence, dont la sociologie de la pauvreté dénonce de longue date les effets pervers, pour partir du but recherché – le retour à l’emploi – plutôt que ses symptômes – le manque de ressources des chômeurs. L’on fait confiance aux acteurs de terrain pour identifier les travaux utiles sur lesquels recruter au plan local (recyclerie, atelier bois, couture, épicerie en milieu rural…) plutôt que de tout vouloir contrôler et normer à l’avance dans des décrets et arrêtés. Les TZLCD nous bousculent aussi dans nos préjugés. Ce que le programme démontre, c’est que personne n’est inemployable. Loin des clichés, l’écrasante majorité des demandeurs d’emplois non seulement veulent reprendre une activité mais sont intimement capables de le faire. La dimension économique est bien présente, mais elle passe au second plan : l’on s’inscrit dans une logique d’abord humaine et de rentabilité socio-économique de long terme, intégrant le coût social très important du chômage.

[1] Un commun est une ressource partagée, gérée par une communauté selon des règles de gouvernance définie par elle. Le commun se pose en alternative entre propriété publique et privée. Ex. Wikipedia.

Leviers

Présentons maintenant les principaux leviers d’action par lesquels la puissance publique peut agir pour soutenir les pionniers et creuser le sillon d’une possible trajectoire collective :    Pour aider les pionniers, on peut d’abord les autoriser, en levant des barrières, notamment administratives qui entravent leur développement. Ainsi pour favoriser la prise de risque entrepreneuriale, le gouvernement a supprimé en 2013 l’indicateur « 040 » de la Banque de France qui inscrivait dans un registre auxquelles les banques avaient accès, tous les entrepreneurs ayant fait faillite, ce qui rendait plus difficile leur accès aux financements. Dans le domaine de la construction  et de l’urbanisme, la loi a reconnu en 2014 un « permis de faire » offrant la possibilité à l’architecte de déroger aux règles de sécurité incendie et d'accessibilité pour les équipements publics et les logements sociaux, sous réserve d'atteindre des résultats similaires. 
On peut aussi favoriser l’accès des pionniers à certaines ressources. Les tiers lieux émergent ainsi souvent par la mise à disposition gracieuse d’un espace, typiquement une friche industrielle ou une ancienne installation ferroviaire. Inversement, dans le domaine des télécommunications, on a peut-être manqué une occasion, lors sur l’attribution des fréquences 5G en 2019. Celles-ci ont été réservées aux grands opérateurs télécoms alors que l’on aurait pu identifier une bande de fréquence à des usages moins commerciaux, portés par des collectifs citoyens, des collectivités locales, des industries portant des projets de décarbonation… usages qui auraient pu favoriser l’appropriation plus large de cette technologie.
Cette logique d’autorisation peut, on le voit, prendre des formes variées, mais dans tous les cas, elle appelle des actes positifs de la puissance publique pour soutenir un modèle qui, parfois, remet en cause certains paradigmes. L’association Équilibres, précitée, constitue par exemple l’une des 120 innovations organisationnelles de santé issues d’un cadre légal ad hoc adopté en 2018. Il peut s’agir aussi parfois de protéger les pionniers contre les possibles tentatives d’étouffement par les acteurs en place : c’est ainsi que certains acteurs de l’agro-industrie avaient tenté de disqualifier Open food facts. 
Un appui financier à l’émergence peut être une autre manière de soutenir les pionniers. L’émergence ne doit pas ici être confondue avec une subvention pérenne dans la mesure où la méthode LCA vise le passage à l’échelle des initiatives entamées par les pionniers et la généralisation du cap qu’ils préfigurent, or il est plus efficace de viser à soutenir une trajectoire dans laquelle les acteurs trouvent un modèle économique autonome ou réutilisent des fonds publics déjà existants d’une autre manière. Sur ce dernier point, la logique des TLZCD consiste ainsi à réallouer les fonds de l’assurance chômage utilisés pour les indemnités des chômeurs longue durée afin de solvabiliser les emplois créés dans les entreprises à but d’emploi.
Pour revenir au soutien à l’émergence, on peut par exemple citer dans le domaine de la mobilité l’initiative Extrême défi (2021) de l’Ademe, agence de la transition écologique, qui finance des prototypes de véhicules avec pour objectif de créer de nouvelles solutions de déplacement pour remplacer la voiture dans les déplacements du quotidien des territoires péri-urbains et ruraux. Dans le domaine des armées, l’Agence d’innovation de défense (2018) a étendu l’action de la délégation générale pour l’armement (DGA) aux innovations non purement technologiques, poussées par l’industrie de défense : innovations d’usage, détournements, agrégats ou assemblages de technologies (l’exemple type étant l’usage des drones dans la guerre en Ukraine). Pour cela l’agence a mis en place un dispositif de « chasse » pour repérer des innovateurs travaillant sur des solutions civiles et financer des maquettes et démonstrateurs d’usages militaires potentiels répondant à des irritants clairement identifiés par les forces armées et susceptibles de donner lieu ensuite à un véritable co-développement entre les innovateurs et la DGA. Pour la numérisation des services publics, l’État mobilise depuis 2013 une logique de Startups d’État,  qui sont des projets de développements informatiques courts, concentrés sur la résolution d'un problème ciblé (ex. la détection précoce des risques de défaillances d'entreprises par le ministère de l'économie). La direction interministérielle du numérique (Dinum) soutient le financement au démarrage de ces startups d’État dans l'idée de favoriser des modes développements agiles et de renforcer l'indépendance de l’État vis-à-vis des grandes sociétés de services informatiques.
Enfin, le pouvoir politique peut soutenir les pionniers en les mettant en visibilité dans le débat public. Les déplacements successifs du président Macron à Marseille donnent un relief très significatif à Marseille en grand et par conséquent aux initiatives qui y sont soutenues, notamment dans l’éducation nationale. La remise de la Légion d’Honneur à Guillaume Rozier pour ses initiatives Covid Tracker et Vite ma dose pendant la crise sanitaire du covid-19 a envoyé un message puissant à toutes les initiatives citoyennes susceptibles d’appuyer les services publics. On peut citer La Réserve Tech créée dans la foulée par Paul Duhan pour mobiliser des entrepreneurs et des développeurs pour intervenir en urgence en soutien à des situations de crise ainsi que d’autres projets soutenus par l’accélérateur d’initiatives citoyennes (2022) créé à cette fin au ministère de la fonction et de la transformation publique.
Cette logique de mise en visibilité a été au cœur du succès du programme La French Tech. Un label a été attribué au niveau local à une quinzaine de métropoles, en prenant soin d’éviter les logiques institutionnelles. En s’adressant directement aux communautés d’entrepreneurs, qui étaient les porteuses de projet, on a misé sur les dynamiques d’acteurs plutôt que sur la structuration traditionnelle. Dans les critères de sélection du label figurait ainsi des éléments tendant à montrer les efforts pour structurer un écosystème résilient et autonome, notamment la présence d’entrepreneurs expérimentés et de business angels prêts à investir leur temps et leur argent pour accompagner de jeunes entrepreneurs. Le label s’est ensuite décliné en une marque à l’international, qui a permis de faire apparaître la France sur la carte mondiale des places d’innovation. Le déplacement du président Hollande en 2014 dans la Silicon Valley a constitué un symbole fort au service de cette montée en puissance.
Pour conclure sur ce chapitre d’action publique par légitimation des pionniers, soulignons qu’il s’agit d’action réelle et non pas de simple communication. L’expérimentation des TZCLD s’appuie par exemple sur une loi votée par le parlement (2016), qui définit le statut des entreprises à but d’emploi, organise la contribution financière pour solvabiliser les emplois, etc. Autre élément à mentionner : légitimer les pionniers n’est pas synonyme d’innover. On trouve beaucoup de programmes de soutien à l’expérimentation et l’innovation dans l’action publique mais la particularité de la méthode LCA consiste à choisir parmi les émergences un axe particulier et à peser de manière claire pour le faire croître.