{C} Convertir

Convertir la majorité

Les transitions renvoient à des changements systémiques et il ne suffit pas de favoriser les pionniers pour que l’ensemble de la société suive. En général, les acteurs en place font tourner des modèles économiques qui n’ont pas de raison d’évoluer s’il n’y a pas un changement exogène significatif (attrition d’une ressource, évolution de la demande ou de la concurrence, nouvelle technologie…). Les citoyens n’ont par ailleurs pas tous les moyens de faire évoluer leur comportement, ne serait-ce que parce qu’ils ne disposent pas toujours de solutions alternatives à des conditions pratiques et économiques substituables. 
Les transitions posent en particulier un défi en termes d’offre. Pour décarboner les transports, encore faut-il développer les transports en communs, accélérer l’industrialisation de véhicules électriques pour que leur prix devienne abordable, déployer un réseau de bornes de recharges électriques, accroître la production électrique nationale, convaincre les citoyens d’acheter des véhicules plus légers, etc. Tout cela, c’est du concret : on peut décider de donner la priorité au vélo et à la voiture électrique dans une loi ou un décret, mais s’il n’y a pas d’acteurs pour les installer, cela restera un vœu pieu. C’est ainsi que le simple subventionnement de la demande peut mener à des catastrophes, comme ce fut le cas voici une quinzaine d’années dans le domaine photovoltaïque alors que l’offre n’était pas prête. Il y a une nouvelle forme de politique industrielle à mettre sur pied. Non pas un simple soutien aux acteurs économiques mais des actions volontaristes pour faire émerger des acteurs capables d’industrialiser des solutions à l’état de l’art.
La méthode LCA identifie différents leviers pour conduire cette conversion de la majorité :

Faire passer à l’échelle l’offre de transition

A l’heure où l’on parle de planification écologique, il peut être utile de regarder un plan massif d’infrastructure en passe de réussir dans un autre secteur : le Plan France Très Haut Débit. Lancé en 2013 pour déployer sur toute la France un nouveau réseau de télécommunications en fibre optique, il s’était fixé un objectif de 80% des foyers et entreprises pour fin 2022 et une solution palliative de très haut débit pour les 20% restants. Dix ans plus tard, au 30 mars 2023 plus de 34 millions de foyers ou entreprises étaient éligibles à la fibre (81 % du pays) et l’infrastructure rencontre un réel succès commercial : 19 millions de Français souscrivent d’ores et déjà à un abonnement à la fibre. 
Contrairement aux grands chantiers du nucléaire ou à beaucoup de grands équipements publics, le plan n’enregistre ni retard significatif ni dérive des coûts. Comment l’expliquer ?
L’alchimie originale du Plan France Très Haut Débit est d’avoir combiné incitations pragmatiques et horizon d’universalité. On s’est appuyé sur la capacité d’investissement du secteur privé mais sans laisser ce dernier seul à la manœuvre et en fixant des objectifs ambitieux. Sur les 20 milliards d’euros d’investissement du plan, les trois quarts sont ainsi privés. Dans les zones denses, les opérateurs télécoms ont été incités à investir pour ne pas laisser leurs concurrents récupérer grâce à la fibre leurs clients qui accédaient auparavant à internet par ADSL ou par câble. Dans les zones rurales, les collectivités territoriales organisent et subventionnent l’installation du réseau en s’appuyant sur des acteurs industriels mis en concurrence. La régulation a défini des conditions de partage des réseaux entre acteurs qui permettent que des offres soient proposées au grand public dans des conditions identiques à l’échelle de l’hexagone et de chaque territoire ultra-marin. La dépense publique reste raisonnable pour financer cette universalité et cette péréquation : environ 2,5 milliards d’euros pour l’État et à peu près autant pour les collectivités. Au bilan, le chantier a créé autour de 20 000 emplois, grâce à la mobilisation des filières professionnelles pour créer des formations ad hoc et favoriser les recrutements en nombre. Le dispositif combine l’intervention publique du gouvernement et du régulateur indépendant, l’Arcep, en lien étroit avec les collectivités territoriales.
Par comparaison, la manière dont s’engage la rénovation thermique des bâtiments interroge. On compte plus de 40 000 artisans bénéficiant du label « RGE », sésame qui permet aux ménages de se faire financer une partie des travaux par la puissance publique… alors que le nombre d’opérateurs télécoms pouvant installer la fibre dans les foyers se compte sur les doigts d’une main. Comment, avec un tel nombre d’intervenants, espérer un passage à l’échelle de l’offre, avec ce que cela signifie en termes de formation et de recrutements de techniciens, mais aussi de confiance à créer entre ménages et artisans, en termes de système d’information de suivi des travaux, en termes de relation à entretenir entre la puissance publique et les acteurs économiques… Une autre voie semble pouvoir être explorée. Pourquoi l’État ne pourrait-il pas encourager les grands acteurs, tel EDF avec son service Izi, qui cherchent à développer une offre nationale en s’appuyant sur le tissu des artisans locaux ? Un paysage dans lequel une dizaine de ces grands acteurs nationaux (Vinci, Bouygues, Total énergies, Engie…) seraient reconnus, stimulés et contrôlés par l’État pour porter des solutions de rénovation thermique est certainement une voie qui mériterait d’être explorée.
Dans le numérique, où les GAFA règnent en maîtres, les erreurs en matière de structurant peuvent être lourdes de conséquence. Au rang de contrexemple de la méthode LCA, on peut ainsi citer la tentative du gouvernement de soutenir en 2011 deux projets de « cloud souverains », c’est-à-dire d’offres d’infrastructures d’hébergement de données sur le territoire national. Cette initiative procédait certes d’une initiative de passage à l’échelle, avec plusieurs dizaines de millions d’euros investis, mais elle n’a pas su s’appuyer sur les dynamiques déjà en place. Alors que le secteur tricolore était en plein développement, avec des acteurs comme OVH, Jolicloud, EasyVista… le programme a cru bon de miser sur de grands acteurs installés dans le secteur IT (Orange, SFR, Thalès, Bull), qui débutaient largement dans le cloud et n’ont in fine pas su trouver leur place. La méthode LCA se distingue ici en ce qu’elle procède d’un passage à l’échelle qui cherche à s’appuyer autant que possible sur les solutions développées par les pionniers soutenus dans le premier mouvement de la méthode. Autrement dit, on fait grandir ce qui a fait ses preuves, on investit sur ce qui marche.
Pour conclure sur ce volet de l’offre de transition, il faut souligner combien l’État a tendance à sous-estimer sa responsabilité mais aussi sa capacité en matière de structuration.  Rappelons-nous que si la France est l’un des rares pays à disposer d’une industrie de défense autonome, c’est grâce à la maîtrise d’ouvrage qu’elle a su développer et entretenir à travers la direction générale de l’armement (16 milliards d’euros de commandes à l’industrie en 2022, plus de 10 000 agents dont 60% de cadres). Or trop souvent, l’action de l’État est désarticulée entre soutien, y compris financier aux acteurs privés (aides, appels à projets…) ou aux utilisateurs (défiscalisation, allocations), d’un côté, et édiction de normes contraignantes, de l’autre, l’exemple topique étant le secteur du logement. Les injonctions contradictoires ne sont pourtant pas une fatalité et peuvent se résoudre par une véritable stratégie sectorielle de moyen terme, fonctionnant par stimulation dans une posture en quelque sorte de « good cop », à l’instar de ce qui a été réalisé avec le Plan France Très Haut Débit et qui reste malheureusement un cas isolé à ce jour.

Déployer les infrastructures du changement

Les infrastructures occupent naturellement une place essentielle dans le passage à l’échelle des transitions. Non seulement elles offrent des solutions concrètes au changement des comportements du plus grand nombre, mais encore elles dégagent un horizon de projection pour le récit collectif
Au-delà de l’exemple du Plan France Très Haut Débit, on peut citer dans le domaine de la mobilité le Plan vélo (2019), qui s’est fixé pour objectif de tripler l’usage de la bicyclette d’ici 2024. Il a encore été complété récemment de deux milliards d’euros pour accompagner le déploiement de l’usage du vélo à travers le territoire au travers d’aides financières, économiques, juridiques, éducatives. Les territoires sont directement à la manœuvre, ils déposent leurs propres projets d’infrastructures cyclables (voies, abris etc.) pour bénéficier d’aides financières. Une partie de l’enveloppe est consacrée aux particuliers pour l’achat de vélos, une autre pour le développement de la filière de production française. Pour consolider la transition vers une mobilité bas carbone, un volet du plan porte sur la dimension règlementaire avec des évolutions du code de la route (décalage des feux pour fluidifier le trafic et protéger les cyclistes) et des mesures pour éviter les vols (généralisation de l’inscription des vélos au fichier national d’identification des cycles). Enfin, pour assurer le passage à l’échelle de manière pérenne, des mesures de formation sont prévues avec 850 000 enfants formés chaque année à terme.
Le sujet est vaste. Le rapport Pisani-Mafouz (2023) chiffre à sept milliards d’euros par an l’effort d’investissement nécessaire dans les infrastructures pour atteindre la neutralité carbone en 2050.
Toujours est-il que la puissance publique dispose d’importants leviers en matière d’infrastructure et il ne faut pas hésiter à les mobiliser. On peut citer l’exemple de la relance des trains de nuit par le gouvernement en 2021. Ce dernier a mobilisé le dispositif préexistant des Trains d’équilibre du territoire, qui sont des lignes subventionnées par l’État et confiées actuellement à la SNCF par voie contractuelle en attendant l’ouverture plus complète du secteur à la concurrence. Combiné à des subventions versées dans le cadre du Plan de relance, ce vecteur a permis la réintroduction progressive de lignes de trains nuit dans un délai rapproché (réouverture de la ligne Paris-Nice, Tarbes-Lourdes, Paris-Vienne dès la fin 2021). L’occupation du domaine public est un autre levier qui peut être actionné, comme l’a fait la Ville de Paris pour réglementer le free floating dans la capitale  (2021) ou le gouvernement avec le New deal mobile (2018) conclu avec les opérateurs télécoms pour la couverture des zones rurales en 4G dans le cadre d’une procédure d’attribution de fréquences.
On peut aussi citer des infrastructures immatérielles, comme celles organisées par le service public de la donnée. Un bon exemple est la base adresse nationale (2015), qui vise à référencer l’ensemble des adresses en France, de leur associer une localisation géographique et de rendre cette information librement utilisable. La base adresse permet de développer un nombre considérable de services, qu’ils soient de nature commerciaux (livraison à domicile, VTC…) ou administratifs (ex. éligibilité à la fibre optique, à des aides…). En l’occurrence la base adresse nationale est constituée à partir des bases d’adresses locales définies par les communes et rassemblées par l’Institut national de l’information géographique et forestière (IGN). 

Changer les comportements

Pour changer les comportements, l’interdiction est rarement la meilleure voie car elle soulève des problèmes dirimants d’acceptabilité et finalement de faisabilité. Inversement, la puissance publique et particulièrement l’Etat dispose d’un fort pouvoir prescripteur qu’il tend à sous-estimer.
Toujours dans le domaine de la mobilité, le plan national covoiturage du quotidien (2019) a mobilisé plusieurs leviers pour faire rentrer le covoiture comme une option de mobilité au sein de dispositifs existants, notamment le Forfait mobilités durables. Trois ans plus tard, 56 % des employeurs privés l’ayant déployé l’ont ouvert au covoiturage. De même, le plan a prévu l’inclusion des déplacements domicile-travail dans les négociations obligatoires pour les entreprises de plus de 50 salariés. Favoriser de nouveaux comportements ne passe pas forcément par le fait de subventionner spécifiquement les nouveaux usages. Une redirection ou un élargissement de ce qui existe déjà peut permettre à la fois de limiter le coût et la complexité des dispositifs et envoyer le message d’un changement progressif des comportements.
Les techniques de nudge, consistant en incitations douces, ont également prouvé leur efficacité. Elles sont d’ailleurs soutenues par la direction interministérielle de la transformation publique (DITP). On peut les mobiliser pour dépasser le stade des « comportements aiguillons » et inciter plus largement le changement. Pour reprendre l’exemple de la base de données alimentaire Open Food Facts déjà citée, le Gouvernement accompagne désormais le Nutriscore et son adoption par les marques sur les emballages via l’agence publique Santé Publique France. Dans le domaine énergétique, la campagne de communication mise en place par le Gouvernement à l’occasion de la crise de l’hiver 2022-2023 s’est avérée très efficace. Déclinant un message simple, « je baisse, j’éteins, le décale », elle a permis entre le 1er août 2022 et le 31 juillet 2023, une baisse de consommation de 14,3 % sur le gaz (par rapport à 2018-2019) et de 7,4 % sur l’électricité (par rapport à la période 2014-2019). Cette réussite est d’autant plus instructive que, ayant été accompagnée de mesures de contrôle des prix à travers le bouclier tarifaire (2022), elle nous montre que le facteur prix est loin d’être le seul à influer les comportements. De quoi une fois de plus relativiser la « solution magique » qu’a pu représenter la taxe carbone aux yeux de nombreux analystes depuis les années 2000.
A cet égard, le principe de mise en place d’un « score écologique » des produits de grande consommation pourrait être une piste prometteuse. Voulue par la Convention citoyenne sur le climat (2019), elle n’est cependant pas mise en œuvre à ce jour. A noter qu’une telle notation n’est pas à confondre avec les notions de label ou avec des mécanismes de bonus/malus conduisant à moduler certaines avantages financiers en fonction de critères écologiques : donner l’information aux consommateurs a un intérêt en soi.

Créer des standards

La norme est un outil communément utilisé dans l’action publique, mais pas forcément dans l’acception qui serait la plus souhaitable. Trop souvent, il s’agit par la loi et les textes réglementaires d’inscrire des obligations et des interdictions. Pourtant, normer c’est aussi et d’abord définir un horizon commun, c’est-à-dire créer un standard. La puissance des standards est connue au plan technologique. C’est ainsi que l’Europe a été le continent leader en matière de téléphonie mobile dans les années 1990 grâce à la norme GSM. Le standard permet de définir une voie d’action commune et de focaliser les énergies, d’offrir un terrain de jeu aux acteurs, un « level playing field » comme disent les anglo-saxons, notamment pour favoriser l’investissement. Le standard ne porte pas toujours la meilleure option dans l’absolu (les exemples abondent en ce sens) mais il présente le grand intérêt de permettre à des parties éclatées de travailler de manière « interopérables », c’est-à-dire à la fois en parlant un langage commun et en contribuant à un édifice commun.
Dans le domaine écologique, l’objectif de zéro artificialisation nette de la loi « climat et résilience » (2019) a ainsi poussé l’ensemble des parties prenantes à adopter une définition commune de l’artificialisation. Auparavant, la construction n’était régie que par les règles d’urbanisme, la prévention des risques, la protection du patrimoine. Désormais s’ajoute un objectif de sobriété foncière, pour préserver la biodiversité, faciliter l’écoulement des eaux. Grâce à ce nouveau principe, il a fallu s’accorder sur des questions jusque-là pendantes : une terre cultivée est-elle artificialisée ? un jardin ? un golf ? et si l’on installe dessus des constructions provisoires ? des panneaux photovoltaïques ? etc. Le ministère de la transition écologique et de la cohésion des territoires a ensuite décliné cette définition sur une cartographie, l’occupation des sols à grande échelle qui sera mise à jour régulièrement tel un « mètre étalon » de l’urbanisation qui puisse être partagé entre élus locaux, représentants de l’État, associations de défense de l’environnement dans chaque territoire. L’objectif de zéro artificialisation nette reste régulièrement contesté par les élus locaux et l’on pourra regretter que la loi ait posé un objectif chiffré avant que le travail précis de définition de l’artificialisation n’ait pu avoir lieu. Mais les premiers objectifs contraignants n’entrent en vigueur qu’en 2030 et la loi a favorisé un dialogue entre élus locaux aux différentes échelles territoriales : ce temps imparti et cette méthode décentralisée permettront de tirer pleinement profit de l’apport du nouveau standard défini à l’occasion de la loi en matière d’artificialisation.
Le domaine de la santé, qui végétait depuis des années en matière de numérique, avec le serpent de mer du dossier médical personnalisé, a connu une forte accélération depuis 2019 en fédérant l’ensemble des acteurs de santé et des territoires autour d’une nouvelle stratégie. Celle-ci s’articule autour d’une « maison du numérique en santé », qui est une vision fonctionnelle identifiant des fondations (les standards), des murs (les fonctionnalités partagées) et un toit (les services fournis aux utilisateurs finaux) ; cette vision commune entend décloisonner les acteurs auparavant très éclatés (professionnels de santé, hôpitaux publics, CNAM, ministère…). Cette approche s’est illustrée brillamment pendant la crise sanitaire à travers la création du fichier SI-DEP. Mis en place en un temps record de trois semaines, ce dispositif a organisé la remontée en temps réel des données des tests de Covid-19 issus de quelque 5 000 laboratoires auprès de Santé publique France. L’enjeu ? Une accessibilité des informations aux enquêteurs sanitaires en charge des cas contacts et des clusters, le suivi épidémiologique à partir de données anonymisées, enfin la recherche en santé. Un exploit d’autant plus impressionnant qu’une telle remontée, déjà prévue pour la dengue et le chikungunya, patinait depuis huit ans.
Dans le domaine des transports, en reprenant l’exemple du covoiturage, on peut citer le registre de preuve de covoiturage. Celui-ci a défini un standard pour attester l’utilisation effective du covoiturage par des particuliers pour bénéficier d’aides. Il a accompagné quatorze campagnes d’incitation financière de collectivités territoriales et généré près de 20 000 attestations de covoiturage pour la demande du Forfait mobilités durables.

Rassembler les actions éclatées

Une grande faiblesse du monde administratif est son éclatement. Le millefeuille territorial en est l’exemple le plus régulièrement mis en avant. Mais l’on peut aussi mentionner, sous l’effet des politiques incitatives de gestion publique pensées dans les années 1990 (généralisation des appels à projets, invitation des administrations à développer des ressources propres, incitations économiques comme la tarification à l’activité des hôpitaux) une forme de concurrence qui s’est développée entre intervenants de la sphère publique. Ces maux sont connus mais il faut souligner combien les méthodes employées jusqu’à présent pour y remédier se sont avérées inefficaces. Toutes les tentatives de simplification administratives ont échoué.
Plutôt que de simplifier pour simplifier, quelques initiatives procèdent plutôt par rassemblement des acteurs. L’intuition est au fond que toutes les parties prenantes sont légitimes et que le problème à combattre est qu’elles travaillent en silo. Plutôt que de chercher à élaguer à un niveau institutionnel (ce qui se termine souvent par des compromis peu opérants en pratiques), mieux vaut travailler au niveau des modes d’action collective et de leur gouvernance. L’on serait tenté de résumer cela par ce slogan : « désilotage is the new simplification ».
Dans le domaine de l’aménagement du territoire, on peut citer le programme Action cœur de ville (2017). Le constat de départ, c’est la perte d’attractivité des petites villes (Aurillac, Blois, Rochefort, Bayonne, Basse-Terre, Grasse…), qui représentent pourtant le quart de la population comme des emplois en France, et un certain saupoudrage des dispositifs publics, nombreux, pour y répondre. Plutôt que de créer encore de nouveaux programmes, Action cœur de ville aligne, sous le pilotage du maire, toute une batterie de dispositifs dans les domaines de l’habitat, des commerces, de la création d’emplois, des transports et de la mobilité, de la transition écologique, de l’offre éducative, culturelle et sportive, de développement des usages des outils numériques… Ceux-ci s’inscrivent ainsi dans un projet cohérent défini par le bas, par des collectivités locales volontaires (222 au total) et qui s’engagent par contrat. Le programme rassemble des grands investisseurs parapublics, qui chacun redéploient d’importantes lignes de budget dans le dispositif, ainsi que l’État qui aligne quantité de dispositifs d’aides, de labels, de crédits d’impôts, de réglementations. 
Autre exemple dans le domaine des lieux accueillant du public, celui des Maisons France Service (2015). Il s’agit d’un lieu physique rassemblant sous un même toit un panel de services de proximité : la Poste, Pôle emploi, les caisses d’assurance maladie, retraite, familiale et la mutualité sociale agricole, ou encore le réseau de gaz à travers GRDF. Le projet vise à lutter contre la fermeture des points de présence, coûteux, de ces différents services d’intérêt général en zone rurale et périurbaine. En se mettant ensemble, les acteurs réduisent fortement les charges et simplifient dans le même mouvement la vie des citoyens qui n’ont plus qu’à ouvrir une porte au lieu d’une multitude de guichets. Le site est animé par des agents-médiateurs qui assurent un accompagnement administratif de premier niveau sur des thématiques variées de la vie quotidienne : emploi, retraite, famille, social, santé, logement, énergie, services postaux, accès au droit, etc. Ces lieux proposent aussi une médiation numérique, pour aider dans les démarches ou plus largement lutter contre l’« illectronisme ». Autour de ce noyau, il peut y avoir des variations selon les besoins des territoires et l’investissement des différents partenaires, réunis au sein d’un groupement d’intérêt public. On comptait 2 738 Maisons France Services en octobre 2023. 99% des Français sont désormais à moins de 30 minutes d’une maison France Services, et 90% à moins de 20 minutes.
Dans le champ de la gestion forestière, il faut citer l’Observatoire des forêts françaises (2023). Cet observatoire rassemble les principales parties prenantes de la forêt : 3,1 millions de prioritaires privés (les trois quarts de la forêt française métropolitaine), la forêt dite domaniale appartenant à l’Etat (9 %) et les autres forêts publiques (16 %), essentiellement des forêts communales (6 000 adhérents à la fédération nationale des communes forestières). Dans le contexte de tensions croissantes entourant les forêts (enjeux sanitaires, risque incendie, sécheresses et changement climatique) et des opportunités qu’elles présentent pour la réduction des émissions de CO2 (puits carbone forestier, utilisation du bois matériau dans la construction et l’ameublement), il était impératif de se doter d’un poste de pilotage rassemblant toutes les données pour connaître la forêt et comprendre son évolution rapide, ce que propose désormais l’Observatoire. Celui-ci permettra aussi de piloter le Plan de renouvellement forestier (2023) consistant à replanter un milliard d’arbres en France d’ici 2032.

Limiter les appels à projets

Inversement, il y a une pratique qui tend à favoriser l’éparpillement de l’action publique et à laquelle il convient de recourir de manière parcimonieuse si l’on veut assurer la conversion de la majorité dans les transitions : les financements par appels à projets.
Comme le Conseil d’Etat le souligne dans son étude annuelle 2023 dédiée au « dernier kilomètre de l’action publique », la pratique des appels à projets, qui s’est développée dans le sillage de la mise en place de l’Agence nationale de la recherche (2005) et du Programme d’investissement d’avenir (2010), s’est étendue, ces dernières années à toutes les sphères de l’action publique (médicosocial, culture, transition écologique, mobilités, cohésion territoriale, etc.), non sans effets pervers. Les appels à projet pèchent par une centralisation excessive, guidée par des considérations notamment institutionnelles, avec l’idée de ne pas toujours travailler avec les mêmes acteurs et de sélectionner les supposés « meilleurs » au regard de la correspondance de leur proposition au cahier des charges fixé par l’appel à projet. De plus, beaucoup d’appels à projets mettent en avant un critère artificiel d’innovation, ce qui limite encore la capacité de structuration des réponses. Les acteurs en sont conduits à « tordre leur projet » pour le faire « rentrer dans la chaussure de l’appel à projets ». On ne créée par les conditions pour investir dans ce qui marche, ce qui entrave le passage de l’étape de la légitimation des pionniers à l’étape de la conversion de la majorité, qui est le cœur de la méthode LCA.

S’inspirer des communs dans l’action publique

Le collectif Ouishare, l’association la 27ème Région et d’autres ont initié des démarches des mise en partage d’expériences s’inspirant des communs dans l’action publique[1]. Rappelons qu’un commun est une ressource entretenue par une communauté selon ses règles propres, tel que la banque de données alimentaires Open Food Facts. Si le commun échappe aux régimes classiques de propriété, publique ou privée, il peut servir de guide aux administrations sur plusieurs plans : (i) il confère une place centrale à la communauté, laquelle peut être entendue dans l’action publique comme un écosystème d’acteurs (collectivités territoriales, entreprises, collectifs citoyens, usagers, associations…) intervenant pour le succès d’une politique publique, (ii) il créée un circuit court entre utilisateurs et producteurs, ce qui peut ici être transposé comme une boucle de rétroaction raccourcie entre les administrations et leurs parties prenantes et publics, par des gouvernances incluant ceux-ci, ce qui présente l’avantage de limiter le risque du « hors-sol », (iii) le commun est tourné vers le « faire » et plus particulièrement le « faire ensemble », ce qui peut se traduire dans le monde public par un effort de mutualisation pour éviter le gaspillage, les doublons et plus généralement le travail en silo. L’on rejoint ainsi à travers les communs plusieurs des modes d’action évoqués dans cette section Convertir la majorité.

Pour en donner un exemple, on peut citer dans le domaine de la connaissance du territoire La Fabrique des géo-communs de l’IGN (2022). Il s’agit d’un incubateur de projets visant à rassembler des acteurs épars pour relever des défis partagés. Ceux-ci sont identifiés par un « appel à communs » – par opposition à un appel à projets – et le tour de table de ceux qui veulent y contribuer prend la forme d’un « appel à partenaires ». La Fabrique des géo-communs accueille par exemple un projet d’identifiant unique du bâtiment visant à mutualiser le travail de connaissance des multiples administrations s’appuyant sur la notion de bâtiment (l’Ademe et l’Anah pour la rénovation thermique, l’INSEE pour le recensement, la DGFiP pour la taxe foncière…). Il y a aussi Panoramax, qui est une banque participative de données de vues immersives. Portée avec le collectif Open Street Map, cette dernière se veut une alternative ouverte au service « Google street view ». Les projets sont développés selon la « méthode produit », c’est-à-dire d’adaptation en continu soutenue par la Dinum.