{A} Acculer

Acculer les puissants

Ce que l’on touche dans les limites de l’État dans sa forme actuelle, ce sont les dimensions coercitives et uniformisantes qu’il charrie, là où les transitions appellent de l’engagement, une part de tâtonnement et un collectif à géométrie variable. C’est aussi ce que l’on peut lire en arrière-plan de la critique de l’« écologie punitive » : l’intuition que l’on peut obtenir davantage en mobilisant positivement – en reconnaissant les pionniers et en accompagnent la majorité vers le changement – plutôt qu’on mettant la focale sur le négatif : l’interdiction et la sanction. La méthode LCA veut ainsi convoquer la grammaire d’un État animateur, entraînant, attaché à donner du pouvoir aux forces de transformation. Il s’agit en quelque sorte de déplacer la charge mentale de la puissance publique : du contrôle vers l’encapacitation.
Pour autant, il ne faut pas être naïf. La capacité d’entraînement a ses limites, particulièrement dans une économie libéralisée où les entreprises préfèrent spontanément perpétrer leur modèle économique. Ceci est particulièrement le cas des grands groupes, qui possèdent en général l’organisation de production la plus efficace. Par la loi des rendements croissants, les entreprises les plus grandes ont les structures de coûts les plus basses, ce qui leur confère un grand pouvoir prescripteur. En évitant ce que les économistes appellent la double marge, les entreprises verticalement intégrées, c’est-à-dire qui interviennent à plusieurs maillons de la chaîne de valeur, peuvent également jouer de cet avantage. Il faut aussi compter avec les effets de réseau, particulièrement à l’œuvre dans le numérique mais aussi dans les secteurs à infrastructure comme l’énergie et les transports, qui par effet boule de neige tend à renforcer les acteurs les plus dominants. A cela s’ajoute une asymétrie dont souffre la puissance publique, d’essence nationale, face à des méga-firmes dont l’empreinte est mondiale. Sans diaboliser le marché, il nous faut prendre acte de la capacité de quelques très grandes entreprises à peser sur notre destin collectif. C’est sur ces entreprises que la méthode LCA propose de concentrer la contrainte.
On en revient aux prémisses des premiers temps de l’antitrust américain. À l’aube du XXème siècle, il s’agissait alors de sévir contre les « barons voleurs » des industries pétrolières et ferroviaires. La fameuse formule du sénateur John Sherman brille par son actualité : « Si nous refusons qu’un roi gouverne notre pays, nous ne pouvons accepter qu’un roi gouverne notre production, nos transports ou la vente de nos produits. » Peut-on accepter qu’un intérêt particulier gouverne les grandes transformations que traverse notre société ? La question est brûlante dans le numérique, où de véritables empires se sont bâtis en quelques années. Mais l’enjeu dépasse la Big Tech : peut-on laisser un géant de l’agro-industrie asservir les paysans en les rendant dépendants à ses pesticides ? peut-on laisser dominer la centralisation du réseau électrique à l’heure du renouvelable et de l’énergie locale ? peut-on laisser l’industrie automobile inonder le marché de véhicules plus lourds et donc plus polluants ?

Taxer ?

Taxer les acteurs plus puissants se présente comme une piste séduisante. Malgré toute la sympathie que l’on peut avoir pour cette éventualité, il faut cependant reconnaître que sa concrétisation a été jusqu’à présent source de déception.
Ainsi la taxation du numérique et de ses géants se heurte au caractère mondialisé de leur activité et à la nécessité d’une coopération internationale avancée pour réguler les « prix de transferts », c’est-à-dire les sommes qui transitent des pays consommateurs vers les pays producteurs de ces services, en passant le plus souvent par des paradis fiscaux. Ainsi, 10 ans après que l’OCDE se soit saisie du sujet, pas un euro supplémentaire des GAFA n’est encore rentré dans les caisses du trésor public français… 
Dans le domaine écologique, on peut dans le même esprit mentionner les errements du système d’échange de quotas d’émission (2005). Celui-ci visait à inciter les industriels à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre en mettant un prix sur les volumes émis. L’UE a alors créé une place de marché où les émissions devaient s’échanger entre industriels selon les mécanismes de marché plutôt qu’une taxe dont les recettes reviendraient à l’État. Pour initier le système, l’UE a émis des quotas gratuits, les industriels devant financer les dépassements d’émission dont ils étaient responsables. Mais les industriels ont su tirer profit de ces quotas gratuits distribués en trop grande quantité par les autorités et en faire des actifs financiers sur lequel spéculer légalement. Les reventes de quotas se sont chiffrés en millions voir en milliard d’euros sans aucun impact sur les réductions de émissions. Fort de ce constat, le système devrait disparaitre progressivement et être remplacé par un mécanisme de taxe carbone aux frontières pour les industriels importateurs en UE. Mais l’on parle d’un horizon 2034… 
Ces délais considérables sont intrinsèquement liés à l’enjeu des transitions. Les modèles de création de valeur sont difficiles à appréhender : que l’on parle d’innovation (numérique) ou de projection (écologie), il y a une part d’inconnue qui rend difficile la mise en œuvre d’une taxation adaptée. Nous avons aussi mentionné le besoin de coordination internationale, qui est un obstacle majeur au regard des intérêts divergents entre pays parties prenantes. Enfin et surtout, la taxation n’influence que de manière indirecte et partielle le comportement des entreprises. Les recettes, appréciables, qu’elle génère n’épuisent pas la question du nécessaire changement des modèles économiques.

Lever le malentendu français sur ce qu’est la régulation : une arme pour dompter les excès du capitalisme

C’est au pouvoir politique avant tout que la tradition française assigne la lourde tâche de peser sur le destin économique du pays. Pourtant, à l’heure de la finance mondialisée et dans le contexte de l’intégration européenne, il faut constater qu’un Etat comme la France a bien peu de marge de manœuvre en la matière, au-delà des oppositions aux prises de participation étrangères de quelques actifs stratégiques. Pour être plus précis, il y en a mais on l’ignore : la régulation des acteurs économiques au niveau sectoriel et micro-économique, qui est le le plus sûr levier pour orienter ou réorienter le marché. Les autorités de concurrence – la Federal Trade Commission et le Department of justice aux Etats-Unis, sur notre continent la Commission européenne, l’Autorité de la concurrence pour la France, le Bundeskartellamt en Allemagne…– ainsi que les autorités de régulation sectorielles – en France on peut citer la CNIL, Commission nationale informatique et libertés, l’Arcep, Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse, l’Arcom, Autorité de régulation des communications audiovisuelles et numériques et ex-CSA, la CRE, Commission de régulation de l’énergie, l’ART, Autorité de régulation des transports…– détiennent un réel pouvoir sur la vie des entreprises, des plus petites aux plus grandes et peuvent par leurs décisions influer fortement la direction du marché. Les amendes considérables prononcées pour les abus de position dominante et les cartels ne sont que la partie émergée d’un réseau d’incitations et de limites que ces autorités sont en mesure de tracer sur leurs prérogatives respectives.
Le paradoxe tient à ce que ces autorités de régulation véhiculent dans notre pays l’image de démembrements de l’Etat au profit du tout marché du fait que leur apparition a souvent coïncidé avec l’ouverture à la concurrence de secteurs autrefois occupés de manière monopolistique par la puissance publique (PTT, EDF, SNCF…), à l’initiative, dans la plupart des cas, des institutions européennes. Pourtant, le rôle premier de ces régulateurs est de donner un cadre à l’ensemble des acteurs de leur secteur, qu’il s’agisse d’un ancien monopole public ou d’un acteur privé. L’exemple du gendarme de l’audiovisuel, l’Arcom, est à cet égard saisissant tant cette institution a bien davantage maille à partir avec les chaînes privées, que ce soit pour les dérives de leurs présentateurs et polémistes (Cyril Hanouna, Pascal Praud…) ou pour maintenir aux forceps un pluralisme menacé par un paysage qui se concentre toujours plus, qu’à y redire aux programmations de France Télévisions ou Radio France. 
Non seulement la régulation n’est pas vouée à démanteler les services publics, mais encore il est loisible au législateur de confier aux autorités de régulation des objectifs et des arsenaux juridiques dépassant largement la simple mission de veiller au fonctionnement concurrentiel du marché. Il faut se représenter le régulateur comme un bras armé au service d’objectifs que le pouvoir politique peut définir et le cas échéant réorienter. Ainsi le Règlement général de protection des données (RGPD, 2015) a renforcé le pouvoir des autorités chargées du respect de la vie privée en Europe (la CNIL en France), notamment pour veiller à un consentement réel des utilisateurs vis-à-vis de l’exploitation qui est faite de leurs données sur internet. 

Réguler les acteurs systémiques

Lorsque la régulation est mobilisée, se pose la question de son ciblage. Une critique régulièrement formulée au RGPD évoqué ci-dessus réside dans le caractère uniforme de son application : la règle est la même pour toutes les entreprises qui détiennent de l’information personnelle, qu’il s’agisse d’une PME familiale ou d’un géant de la Tech. La chercheuse américaine Shoshana Zuboff a pourtant montré combien ces derniers participaient, au-delà de l’enjeu des données sensibles et de leur confidentialité, à un véritable « capitalisme de surveillance » dans lequel les individus deviennent comme des produits selon l’adage « si c’est gratuit, c’est vous le produit ». Or en faisant de nous des cibles permanentes, l’économie de l’attention change aussi notre rapport à la médiation et l’échange, avec des impacts très significatifs sur de véritables institutions de nos sociétés : l’espace public, la création culturelle, la sociabilité entre jeunes ou encore le fonctionnement concurrentiel des marchés… Et ce nouvel ordre ne s’est pas généré par apparition spontanée ; il s’incarne dans une poignée de « gares de triage » instituées les grands acteurs d’internet pour nous guider dans le foisonnement des contenus en lignes (moteurs de recherche, magasins d’application, réseaux sociaux…). Ce sont ces gares qui posent question, et non la PME industrielle qui établit un listing de ses clients pour envoyer sa newsletter... Pourtant, c’est le même texte qui s’applique aux deux situations.
La régulation dite « asymétrique » vise à contourner l’écueil d’une règle uniformément appliquée. Mise en œuvre d’abord dans le domaine des télécommunications à travers le cadre européen d’analyse des marchés (2002), celle-ci procède par imposition d’un régime d’obligations et de contrôles spécifique portant uniquement sur les acteurs dits « puissants ». Les opérateurs puissants sont contraints de donner accès à certaines sections de leurs infrastructures de réseaux aux opérateurs tiers, ce qui a favorisé l’émerge de nouveaux acteurs dans ce secteur lors de son ouverture. Dans le domaine de la régulation financière, c’est une logique proche qui a conduit à la notion de « banque systémique » dégagée après la crise financière de 2008. Une vingtaine de banques sont ainsi soumises à un régime de contrôle ad hoc de la part des autorités notamment prudentielles pour éviter un nouveau phénomène de déresponsabilisation des grands acteurs par phénomène de « too big to fail ». Dans le domaine de la régulation numérique, le Digital markets act (2022) dégage dans le même esprit une notion d’entreprise « contrôleuse d’accès ». Ce sont ainsi une quinzaine de services – les « gares de triage » évoquées plus haut – appartenant à la Big Tech qui vont être soumis à des obligations spécifiques pour garantir un bon fonctionnement des marchés numériques. Par analogie avec la finance, on a parfois surnommé les géants du numérique les « too big to care », dans la mesure où ces acteurs n’ont pas spontanément intérêt à prendre en compte les préoccupations de politique publique des Etats (ex. respect du droit d’auteur, libre accès des startups aux utilisateurs, lutte contre les propos haineux, etc.).
Il est donc possible d’instituer des régulations ciblant spécifiquement les très grandes entreprises structurant un secteur donné, dès lors qu’un motif d’intérêt général suffisamment impérieux peut le justifier.
Pourquoi ne pas appliquer cette approche dans le domaine de la transition écologique ? Il s’agirait d’identifier les très grandes entreprises dont l’impact peut être considéré comme  « systémique » sur la transition. A l’instar des « too big to fail » de la finance, et des « too big to care » du numérique, on pourrait responsabiliser les entreprises « too big to shift » de l’environnement, c’est-à-dire celles qui sont tellement structurantes sur la chaîne de valeur ou le contrôle d’infrastructures ou d’intrants dans leur secteur que ce dernier se trouverait entravé dans sa course vers la transition et particulièrement la décarbonation. On peut penser à une dizaine d’entreprises dominantes dans les secteurs de l’énergie, de l’agro-industrie, de l’industrie lourde, des véhicules, des composants… Un tel cadre offrirait a minima l’occasion d’une discussion stratégique ouverte, associant l’État, les parties prenantes et les citoyens sur les choix écologiques de ces grandes firmes. Cela permettrait ensuite de prendre acte d’engagements volontaires et, si nécessaire, d’imposer des mesures de régulation dans la durée ; enfin d’aligner l’ensemble des instruments de politiques publiques pour assurer la cohérence de l’ensemble (typiquement les différentes aides octroyées pour favoriser l’innovation, l’emploi, etc.). Cela pourrait prendre la forme de programmes de conversion pluriannuels par entreprise, d’une durée approximative de trois à dix ans en fonction des cycles d’investissement de l’entreprise concernée. Ainsi l’on s’inscrirait dans le temps long, seule façon de construire des trajectoires ambitieuses mais atteignables. Une autorité de contrôle, indépendante, serait chargée du suivi de la mise en œuvre, en associant largement les utilisateurs, partenaires, entités publiques concernées ; idéalement à l’échelle européenne. 
Il ne s’agit là que des bases potentielles d’une régulation qui serait entièrement à inventer, travail qui dépasse l’ambition du présent papier. On notera que cette suggestion n’appelle pas d’engagement financier de la puissance publique : la régulation, c’est gratuit ! (pour être précis, il faudrait prendre en compte le coût de fonctionnement des autorités de régulation mais celui-ci est infiniment plus faible que le niveau des aides octroyées par l’Etat aux entreprises). Par cette approche, l’on échapperait à deux écueils : premièrement en concentrant la régulation sur les très grandes entreprises, on évite de créer un fardeau réglementaire sur l’ensemble du tissu économique, notamment sur les petits acteurs pionniers dans les transitions, ainsi que l’instauration d’une nouvelle bureaucratie contrôlante ; deuxièmement l’approche n’est pas punitive vis-à-vis des grands groupes et offre l’occasion d’un partage pour que ceux-ci mettent toute leur puissance au service de la transition écologique dans le respect d’une trajectoire économique raisonnable.

Réguler avec les données

La mise en place d’un cadre de régulation peut prendre du temps et nécessiter de convaincre à l’échelle nationale, voire européenne. De plus, la régulation peut être rendue difficile dans le cadre mouvant, complexe et incertain qui caractérise les transitions. Un moyen terme peut ainsi être recherché par des formes de régulation particulières, mobilisant l’information pour influencer sur le comportement des entreprises sans les contraindre directement : réguler avec les données.

Huit autorités de régulation tricolores, dans des domaines aussi variés que les marchés financiers, la protection de la vie privée, la concurrence, les télécoms, l’énergie ou les transports, ont adopté une position commune pour définir les enjeux de cette régulation par la donnée[1]. Ceux-ci relèvent de deux ordres : (i) amplifier la capacité d’action du régulateur, notamment dans une logique de supervision, et (ii) éclairer les choix des utilisateurs et mieux orienter le marché. La régulation par la donnée dépasse la simple transparence car elle est portée par une autorité de régulation qui définit les données qui doivent lui être transmises par les entreprises, qu’elle peut contrôler et autant que de besoin publier. Il s’agit d’un cadre évolutif, complémentaire du cadre traditionnel de régulation. Au lieu de prescrire aux acteurs économiques un certain comportement, elle crée un réseau d’informations et d’incitations pour réduire ce qu’on appelle les asymétries d’information, c’est-à-dire le fait que les entreprises régulées en savent plus sur le marché que le régulateur. La régulation par la donnée démultiplie aussi l’impact de l’action du régulateur en mobilisant les utilisateurs et leurs relais. En mettant à disposition des utilisateurs une information plus adaptée, le régulateur leur donne le pouvoir de contribuer à la régulation et de créer les bonnes incitations sur les marchés. 

On peut notamment citer l’exemple de la régulation des télécommunications, avec plusieurs outils mis en place par l’autorité sectorielle : J’alerte l'Arcep (2017) pour recenser les tracas des consommateurs et ainsi cartographier les dysfonctionnements du marché, Mon Réseau Mobile (2017) sur la couverture mobile des réseaux par opérateur afin de favoriser le choix des utilisateurs, Ma Connexion Internet (2020) sur la présence du réseau en fibre optique et l’accès à internet à haut débit, l'application Wehe (2018) pour détecter d'éventuels bridages du réseau et veiller à la préservation de la neutralité du net. Par exemple, Mon réseau mobile a proposé des cartes de couverture permettant de comparer les quatre opérateurs mobiles (Orange, SFR, Bouygues Télécom, Free). Ont été aussi introduites des nuances quant à la qualité de la réception (« très bonne couverture », « bonne couverture », « couverture limitée », « pas de couverture »). La sortie du site a été une petite révolution car auparavant, l’État assénait des taux de couverture nationaux (ex. « 99% de la population est couverte en 3G ») qui ne signifiaient rien au plan local. Quelques mois après cette opération de transparence, le gouvernement concluait avec l'Arcep et les opérateurs l'accord historique du New deal mobile (2018) qui allait enfin démultiplier la couverture 4G en zone rurale. Cela a aussi permis de compléter les enquêtes annuelles de qualité que publie l'Arcep depuis vingt ans et qui présentent un podium national : désormais les consommateurs peuvent comparer les opérateurs en fonction de leurs lieux de vie, de travail, etc. Le site a été visité par des millions de visiteurs depuis son lancement et, surtout, la couverture mobile a connu une très forte expansion dans les zones rurales (chiffre).